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lundi 29 juin 2015

Les Feux de St Laurent.



Nouvelle écrite dans le cadre du Festival médiéval de Bayeux selon le thème "Jongleurs, ménestrels et troubadours".


Port en Bessin, janvier 1962 :
Un bruit métallique retentit sous la pioche. Au coup suivant, c’est un petit sac contenant des pièces qui apparaît, éventré.
Les ouvriers qui travaillent au pied de la grande croix du cimetière comptent 9 saluts d’or et 22 deniers d’argent.
Ces pièces, après expertise, se révèlent avoir été frappées à Calais sous le règne d’Henri VI proclamé Roi d’Angleterre en 1422.

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Bayeux, avril 1450 :
Lucas n’a pas un instant d’hésitation. Il sait qu’il gardera les pièces qu’il vient de trouver. Personne ne l’a vu ramasser le sac au pied de la grande tour de la cathédrale. Personne, autre que lui n’a le courage de se précipiter dans les flammes pour porter secours aux soldats blessés dont on entend les hurlements. Les prières adressées par sa mère à St Laurent lorsqu’il souffrait d’un zona l’ont immunisé : il ne sent plus la brûlure du feu.
La nuit est tombée depuis que les comtes de Clermont et de Dunois ont fait leur jonction pour entrer dans Bayeux dévasté par les Anglais quelques mois plus tôt et la bataille continue de faire rage pour reprendre la ville. Paysans et villageois se sont mêlés aux soldats, las des ravages de la guerre et désireux de contribuer à la victoire, égorgeant sans vergogne cavaliers tombés à terre et archers empêtrés dans leur armement, les dépouillant aussi au passage.
Mais Lucas ne crie pas avec la meute enragée. Même s’il le voulait, il ne le pourrait pas : le zona a paralysé ses cordes vocales.
Il a suivi son frère par curiosité, quittant pour quelques heures cette terre où il s’ennuie. Mais la violence lui répugne. Il la côtoie suffisamment tous les jours, sans pouvoir y répondre. Les marins de Port ne sont pas des gens toujours avenants ; le travail est rude et les sujets de querelle fréquents, la peur aussi face à cet ennemi de l’autre côté de la Manche qui n’hésite pas à faire des raids en mer pour se saisir de leur marchandise, quand il ne débarque pas pour vaincre les troupes françaises.
Cependant, Lucas aime les regarder hisser leurs barques sur le galet et débarquer le poisson qu’ils ont pêché. Mais c’est la mer surtout qu’il voit, cette étendue d’eau mouvante, changeante, grondante qui le fascine et lui donne des envies de départ.
Tout en sortant des flammes le blessé apaisé par les prières à St Laurent, il sent contre sa poitrine le sac qu’il a caché et les battements de son cœur s’accélèrent en pensant aux pièces d’or et d’argent qu’il a aperçues tout à l’heure.
Maintenant il sait qu’il va pouvoir partir.
Cette envie de partir, elle le tenaille depuis ce jour de l’an dernier où il a porté au château d’Argouges les vivres dus par ses parents au seigneur du lieu. Le cens payé chaque année, il reste en effet à chaque tenancier, à date fixe, à livrer poules, lait de brebis et légumes ou fruits selon la saison.
Les quelques pièces de terre que les parents de Lucas tiennent en location à Port sont belles, ils n’ont pas à se plaindre. Certes, celles situées en haut de la falaise, ne sont pas toujours faciles à cultiver : les labours ne sont pas aisés avec toutes ces pierres qui usent les socs des charrues. Le curé dit qu’il devait y avoir là un ancien camp romain car on y ramasse souvent quelques vieilles pièces en bronze sur lesquelles on distingue encore parfois un profil casqué. Mais les moutons aiment à y brouter au moment de la jachère : les embruns doivent donner un goût salé à l’herbe, ce qui ne semble pas leur déplaire. Quant aux quelques arpents situés près de la ferme appartenant au seigneur d’Argouges, non loin de la maison des évêques, dans le centre du village, la terre y est de bonne qualité et les légumineuses y prospèrent. Le temps clément et l’engrais apporté par le varech qu’il aide ses parents à ramasser aux jours autorisés puis à épandre sur le champ, ont été bénéfiques aux récoltes cette année.
Ce matin, son père, occupé à réparer le soc de la charrue, lui a demandé de porter aux cuisines du château de quoi satisfaire la troupe de trouvères et jongleurs qui s’entraînent en vue des fêtes données pour l’adoubement du fils aîné, en ces prochains jours de Pentecôte.

Le chemin n’est pas très long jusqu’à Vaux sur Aure mais la chaleur de ce début de juin ajoutée au poids de la charrette qu’il a dû tirer, l’a laissé mort de soif. Alors, sitôt arrivé, direction la cuisine du château. Protégée par les épais murs en pierre de taille, la vaste pièce offre une fraîcheur si agréable que Lucas soupire d’aise en y pénétrant. Sa chemise trempée de sueur lui colle à la peau et laisse entrevoir son jeune torse musclé. Il sait que Nina, quelque part dans un coin de la grande cuisine doit l’avoir vu entrer et il la cherche déjà du regard dans la pénombre, lorsqu’un hurlement déchire le silence.
Dans l’enceinte de la cour, près de la tour sud, un homme se roule par terre en proie aux flammes. Sans hésitation, Lucas se précipite et de sa longue chemise humide recouvre le corps du malheureux tout en récitant mentalement des prières à St Laurent. Il ne faut pas longtemps pour que le feu s’éteigne et que l’homme se relève, sans dommage apparent, si ce n’est la perte de son beau costume. Les jongleurs qui s’entrainaient à l’abri des frondaisons se précipitent aussitôt pour faire une ovation au jeune paysan qui, au mépris de sa propre sécurité, vient de sauver leur compagnon. Le jeune trouvère, encore stupéfait de se retrouver intact, pose ses deux mains sur les épaules de Lucas.
-«  Garçon, je ne sais pas comment tu as fait, je ne sais pas quel est ton secret, mais je prends tous mes amis à témoin pour t’offrir aide et protection autant que tu en auras besoin. Nous sommes là le temps du tournoi de Pentecôte, comme tous les ans : le seigneur d’Argouges, ses parents et amis s’amusent de notre présence au début de chaque été. Je les connais bien. Nous savons les distraire de nos jeux et de nos chants et entretenir la légende des lieux. Le reste du temps nous parcourons routes et chemins de Normandie pour trouver des soirées à animer de nos chants et jongleries, de village en village, de château en château.
Aujourd’hui, le feu n’a pas été mon ami. Le vent a dû tourner au moment où Robin, le jongleur, enflammait sa torche et les flammes ont pris ma tunique. Mais Dieu n’a pas voulu que ce jour soit mon dernier et pourtant, l’Eglise ne nous aime pas, nous les saltimbanques ! Peut-être est-ce la Fée d’Argouges qui t’a mis sur mon chemin !
Si tu veux, dans trois jours, tu pars avec nous : je t’offre de découvrir ces horizons, au-delà de la cathédrale de Bayeux, que tu ne connais pas. Et si tu n’es pas prêt à partir, si l’esprit d’aventure n’a pas encore suffisamment germé dans ton cœur, chaque année, au même temps de Pentecôte, tu pourras venir me trouver ici, au Château d’Argouges. Chaque année, tant que Dieu me prêtera vie, je t’attendrai. Je m’appelle Arnoult de Fontenailles, Robin est mon fidèle compagnon. »
Lucas a souri puis, prenant la main de Nina qui s’était doucement rapprochée, d’un hochement de tête, il a fait comprendre à Arnoult, que quelque chose le retenait dans le Bessin.

Mais Nina est morte. L’épidémie de fièvre rouge l’a emportée. Elle repose dorénavant dans le calme du cimetière dont les tombes entourent l’église. Elles ne sont pas bien nombreuses ces tombes car ce n’est pas le premier cimetière de Port. Il y avait avant une petite église sur la falaise de l’Est, face à la mer, une église de marins. Mais les flots qui attaquent continuellement la roche ont gagné : tout un pan de la falaise de l’Est s’est éboulé. Le bâtiment, au bord du vide, a été abandonné et les ossements trouvés dans les tombes, rassemblés dans un ossuaire marqué d’une croix, à mi-hauteur de la falaise de Huppain.

Alors, plus rien ne retient Lucas au village. Avec ce sac qu’il vient de trouver, il va pouvoir donner à son père quelques pièces pour le dédommager du départ d’un fils. Sûr qu’il va comprendre ce père qui si souvent a dit à ses enfants combien il espérait pour eux un avenir meilleur. Mais il sait que sa mère va pleurer.

Il a eu beau promettre qu’il reviendrait, qu’il voulait simplement partir un peu pour penser plus sereinement à Nina; il a eu beau expliquer que les rires des jongleurs seraient pour lui un précieux remède ; elle a encore pleuré.
Cependant l’idée du départ a fait son chemin et la veille de la Pentecôte, elle a demandé à Lucas de l’accompagner sur la plage. La mer, en se retirant avait laissé une large bande de sable ondulé par le mouvement des vagues et le soleil couchant embrasait le ciel qui se reflétait en multitude dans les petites mares. Voulait-elle lui faire regretter ce spectacle qu’il allait quitter, ce spectacle qu’il ne se lassait pas de regarder ?
Elle a soulevé son tablier pour prendre dans la poche de sa chemise la bourse aux pièces d’or et d’argent. Et elle l’a tendue à son fils :
« C’est toi qui as besoin de cet argent. Prends ce qu’il te faut et enterre le reste là où tu seras sûr de le retrouver lorsque tu reviendras.

Lucas est monté au cimetière dire au revoir à Nina et lui a confié son trésor.

Vaux sur Aure, Pentecôte 1450.
Lucas a retrouvé la troupe. Arnoult a immédiatement reconnu le sourire franc et les yeux malins sous la tignasse blonde du jeune normand. Le balluchon sur son épaule ne laissait place à aucune équivoque.
« Nous partons demain pour la château de Creully. Puisque tu ne peux ni parler, ni chanter, Robin t’apprendra à jongler, et qui sait, si le feu est ton ami, peut être pourrez-vous tous les deux enchanter les foules de votre magie ! »

Sur la route du matin au soir, Lucas apprit à connaître ce monde à part qu’il ne soupçonnait pas. Il a d’abord été surpris de constater combien trouvères, ménestrels et jongleurs étaient complémentaires : l’accompagnement à la vièle à archet des monodies du poète et la magie du jongleur fascinaient les spectateurs. Tour à tour musiciens, poètes, conteurs, acteurs, cracheurs de feu ou avaleurs de sabre, les talents multiples de chacun trouvaient à s’employer au fil des jours et des lieux de passage : places des villages les jours de marché, le dimanche à la sortie de l’église, dans les cours de fermes les jours de noce, dans les salles des châteaux les jours de festin.
Mais surtout, il s’apercevait chaque jour un peu plus combien il avait la capacité de retenir les vers qu’il entendait. Et les mots dans sa tête, souvent rythmaient sa marche :
« Ils sont mais tant de menestreus - Que ne sait a dire desquels - Ge suis, par le corps saint Huitace - Guillaume, qui sovent s’élasse - En rimer et en fabloier… »
C’est qu’il s’amusait fort de l’histoire « Du Prêtre et d’Alison » que Guillaume le Normand avait écrit au siècle précédent et qui faisait tant rire les badauds lorsque Guérin le ménestrel mimait le riche chapelain obligé de traverser nu le village après sa nuit de débauche. Ça le changeait des histoires de marin et de la légende de la fée d’Argouges ! Ça le faisait grandir aussi ces histoires d’hommes !
Son seul regret était de ne pas pouvoir chanter. Lorsqu’il entendait les voix mélodieuses de ses compagnons de route accompagner la musique de la vièle, son cœur se serrait de ne pas pouvoir mêler son chant au leur.

Les ravages de la Guerre contre les Anglais commençaient à s’estomper. La bataille de Formigny avaient mis fin aux combats dans la région qui était en pleine reconstruction et chacun avait envie de s’amuser après ces années de peur et de privation. La troupe d’Arnoult avait ses entrées dans plusieurs manoirs du Bessin, ce qui lui permettait de ne pas être dans le besoin. Les quelques pièces récoltées sur les places publiques n’avaient rien à voir avec ce que pouvaient offrir les propriétaires des châteaux. Lucas ne manquait de rien.
Chaque fois qu’il le pouvait, Robin venait le retrouver pour lui enseigner les arcanes d’un cracheur de feu. Et comme Lucas ne craignait pas les flammes, ils pouvaient dorénavant se produire à deux pour accompagner Arnoult et multiplier le plaisir des spectateurs.
Le feu lui laissait dans le corps une impression de chaleur chaque fois de plus en plus vive ; l’air aspiré lui brûlait la gorge et lui tournait la tête, mais son cœur restait froid comme la pierre. Il éprouvait toujours une profonde mélancolie, il n’avait pas remplacé Nina.


Château de Colombières, avril 1452.
« La Vigie des Marais » avait encore bien fière allure malgré les dommages subis lors des attaques anglaises. Si les quatre tours percées de meurtrières dominaient toujours de leur masse l’énorme mur d’enceinte, celui-ci présentait bien des stigmates des combats récents et le pont-levis endommagé avait dû être consolidé par de nombreuses planches de bois.
Le seigneur Jean de Colombières et sa Dame accueillirent eux-mêmes la troupe : ils venaient de récupérer leur château dont ils avaient été chassés pendant l’occupation anglaise et étaient fort heureux de retrouver l’insouciance joyeuse apportée par l’arrivée de trouvères et de jongleurs. Ruinés par la guerre ; ils ne pourraient guère leur donner d’argent mais ils ne manqueraient au moins de rien pendant les deux ou trois jours où ils seraient accueillis au domaine. Dans la grande cuisine, le four à pain et la cheminée dégageaient une chaleur et un fumet des plus engageants. La route avait été longue dans l’humidité des marais du Bessin et personne ne se fit prier pour une bonne soupe avant le spectacle.
Dans la grande salle à côté, sur la table mise sur des tréteaux, servantes et valets dressaient les mets préparés pour les invités qui commençaient à arriver. Lucas fasciné par l’aspect sauvage de l’endroit, goûtait pleinement l’ambiance à part qui se dégageait de l’imposante bâtisse. La soirée promettait d’être des plus intéressantes car Arnoult de Fontenailles devait interpréter ce soir, pour la première fois, la chanson rapportant la mort d’Olivier Basselin, tué par les Anglais au moment de la bataille de Formigny en août 1450.
Un hommage à leur hôte qui avait tant souffert de l’occupation anglaise.
Depuis des jours et des jours, la troupe chantonnait à l’envie : « fa, mi, mi, la, sol, sol, mi, ré, fa, mi, mi, la, sol, sol, mi, ré : hélas Olivier Basselin… Vous ont les Engloys mis à fyn ! »

Mais avant de rejoindre Robin, Lucas ressentit le besoin d’être seul et s’éclipsa par une ouverture dégagée dans le mur d’enceinte pour admirer le reflet de la pleine lune dans les douves. Il connaissait l’Histoire de la Dame Blanche qui attire les voyageurs dans le marais et serait sans nul doute parti à sa rencontre si le petit conteur n’était pas venu le chercher d’urgence. Il était temps de distraire les convives.
Déjà, les jongleurs terminaient leurs sauts et pitreries et Arnoult entamait l’épopée de Basselin accompagné du ménestrel. Il fallait vite enfiler le costume rouge et préparer l’eau de feu.
Lucas eut un grand succès. Il dépassait maintenant Robin dans l’art d’enflammer les torches et de jongler avec les boules de feu. Les yeux des femmes brillaient sous leur coiffe à la vue de son intrépidité et leurs applaudissements l’étourdirent tant qu’à la fin de sa prestation, épuisé, il ne demanda qu’à retrouver une paillasse pour sombrer dans le sommeil.
Cette nuit-là, la Dame Blanche des Marais vint lui rendre visite. Elle avait le visage de Nina, la voix de Nina, la douceur de la peau de Nina quand elle lui prit la main. Lucas était sur le point de la suivre quand il se réveilla en sursaut. Robin le secouait sans ménagement en hurlant :
« Lucas ! Tu chantes ! Je te jure ! Tu chantes en dormant ! »
Le temps qu’il recouvre ses esprits et écarquille les yeux, c’est un « oh ! » de surprise qui s’échappa des lèvres de Lucas. Suivant les encouragements de son ami, il ne retint pas le flot de paroles qui lui venait à l’esprit. Sa voix était claire et ce son qui parvenait enfin à ses oreilles ne cessait de l’éblouir. Le feu avait tant réchauffé ses cordes vocales qu’elles vibraient de nouveau à l’unisson de ses pensées.
La journée du lendemain passa comme dans un rêve. Les nobles dames ne cessaient de cajoler le jeune jongleur comme un enfant miraculé. Il leur promit une chanson : l’inspiration courtoise était en harmonie avec ses états d’âme.
Alors, ce soir-là, quand son tour fut venu, il mit tout son cœur pour enflammer l’eau de feu et souffler le plus fort possible.
Mais il se demanda pourquoi il avait si chaud, pourquoi la Dame Blanche apparaissait au milieu des flammes qui les entouraient.

Le feu lui avait rendu la voix, mais rien ne le protégeait plus du feu.

Port en Bessin 1452 :
C’est un cortège bien triste qui accompagne la dépouille de Lucas jusqu’au petit port de pêche.
Il repose juste à côté de Nina.
Le même lierre recouvre leurs deux tombes.
Il recouvre aussi un petit sac qui contient des pièces d’or et d’argent.

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