Et si nous poursuivions la promenade dans ce Port en Bessin qui a tant inspiré de décors aux romanciers ? Alors, après Balzac, Joret-Desclosières et Flaubert, allons retrouver Zola et découvrir bien d’autres intrigues inspirées par l’ambiance portaise.
1884 : « La Joie de vivre », Émile Zola (1848-1902)
En 1884, sort le roman « La Joie de vivre » d’Émile Zola dont quelques scènes se déroulent sur une plage de Port-en-Bessin.
Fidèle à la "méthode naturaliste " qui implique visites sur les lieux, enquêtes sur le terrain, Zola décide de donner pour cadre à son roman "La Joie de vivre" la mer de la côte normande où il est venu souvent comme beaucoup de Parisiens de cette fin de XIXème siècle.
« Je prends des notes, à chaque nouvel aspect de la mer, pour un grand épisode descriptif d’une vingtaine de pages que je rêve de glisser dans un de mes romans. »
Il lui a fallu du temps pour commencer à apprécier les paysages marins. Les débuts sont difficiles : « Non, vous ne pouvez rien imaginer de plus laid. Cela est plus plat que le trottoir d’une ville en ruine ; et désert, et gris … » puis la beauté de la mer l’emporte : « La vue est superbe - la mer, toujours la mer ! Il souffle un vent de tempête qui pousse les vagues à quelques mètres de notre porte. Rien de plus grandiose, la nuit surtout. » (Lettres à Mr Roux)
Plus tard, trois ans après la parution de « La Joie de vivre », dans une lettre au critique hollandais Jacob van Santen Kolff, Émile Zola explicite son choix de la côte normande pour situer son roman : « … je n’ai eu qu’à chercher dans ma mémoire, car je connais toute cette côte pour l’avoir parcourue, en plusieurs fois, de 1875 à 1882. Ce doit être en 1882 (il s’agit en fait de 1881) que j’ai vu la petite plage de Vierville en allant de Grandcamp à Port-en-Bessin. »
"Je suis allé en voiture de village en village, et je puis même vous dire que Bonneville n'est autre que Vierville..., un Vierville arrangé. Le plus souvent, je crée ainsi le hameau dont j'ai besoin, en gardant les villes voisines, telles qu'elles existent. Cela me donne plus de liberté pour mes personnages.
Ainsi, un jour de promenade, Pauline et Lazare découvrent "du côté de Port-en-Bessin, un coin adorable, une petite baie enfoncée entre deux rampes de roches, et toute d'un sable fin et doré. Ils la nommèrent la Baie du Trésor, à cause de son flot solitaire qui semblait rouler des pièces de vingt francs."
« Lazare restait une minute immobile, à regarder un bateau pêcheur de Port en Bessin dont la voile grise rasait l’eau comme l’aile d’une mouette. »
Il est évident que Bonneville n’est pas Port-en-Bessin
puisqu’aux dates où Zola a parcouru la région, le port était depuis longtemps
construit. Port ne craignait plus les assauts de la mer tels que décrits dans « La Joie de vivre ». Cependant,
certains détails laissent penser que Zola a mêlé plusieurs aspects des paysages
parcourus le long de cette côte normande. Comment ne pas penser à Port
lorsqu’il décrit la situation géographique de Bonneville : "La route dévalait entre deux falaises, on aurait dit un coup de hache dans le roc, une fente qui avait laissé couler les quelques mètres de terre, où se trouvaient plantées les vingt-cinq à trente masures de Bonneville." ou lorsqu’il signale que "l'église set à un kilomètre de la plage" ?
Ce livre apparaît sur deux toiles de Van Gogh : « Nature morte avec la Bible » 1885, et « Vase avec des lauriers roses » 1888.
1910: « In and out a French country-house”, Anna Bowman Dodd (1858-1929)
C’est en lisant le premier tome du Pilote de l’Abbé Bernard, que j’ai trouvé le nom d’Anna Bowman Dodd qui, dans son livre « Autour d’un manoir », traduction du titre anglais, qualifie l’abbé Bernard de « ... my friend the curé of Port-en-Bessin ».
En effet, cette Américaine qui passait ses étés au manoir de Vasouy près de Honfleur, appréciait particulièrement la Normandie et notamment Port-en-Bessin : un chapitre du livre est consacré à une Bénédiction de la mer à laquelle elle a assisté et qu’elle qualifie de « wonderful fête ».
1939 : « La Marie du port », Georges Simenon (1903-1989)
Au mois d’octobre 1937, Georges Simenon s’installe à Port, à l’hôtel de l’Europe, pour un mois.[1] Il va y écrire un nouveau roman « La Marie du port ».
C’est que Port ouvre sur la mer. Port, c’est un paysage… et des personnages aussi. Le séjour à Port ouvre une nouvelle expérience car le livre auquel il va donner naissance est, cette fois, écrit sur les lieux mêmes de l’action, fait rarissime chez Simenon.
L’histoire de « La Marie du port » est une histoire simple : à la mort de son père, le pêcheur Jules Le Flem, Marie, dix-sept ans, refuse de suivre sa sœur et l’amant de celle-ci, Chatelard, à Cherbourg. Elle souhaite rester à Port et s'engage comme serveuse au Café de la Marine.[2] Simenon situe une partie de l’action dans ce café qui n’est autre, à cette époque, que le café du Grand Quai, aujourd’hui le restaurant rebaptisé « La Marie du port » depuis le tournage du film de Marcel Carné en 1949.
Les Le Flem habitent au Pollet. Simenon a pu s’y promener avant que les Allemands ne rasent le quartier en 1942. Il nous en fait une description très réaliste : « Les carrioles aux hautes roues et à la capote brune étaient là, près du pont tournant, car la rue où habitaient les Le Flem était trop étroite et trop en pente.
C’était tout de suite après le pont. Il y avait une dizaine de maisons, les unes au-dessus des autres plutôt que les unes à côté des autres. Les pavés étaient inégaux, un ruisseau d’eau de lessive y courait toujours, des pantalons et des vareuses de marins séchaient d’un bout de l’année à l’autre sur des fils de fer. Au-dessus de la rue, on arrivait hors de la ville, dans les prés à perte de vue, avec la mer à pic à ses pieds. »
Tout le roman est baigné de l’atmosphère d’automne de ce mois d’octobre passé à Port.
« Le voile de pluie s’épaississait, sans qu’il y eût toujours de gouttes visibles. Les falaises des deux côtés du port, étaient de grands murs gris avec, au-dessus, comme une maladie, de la verdure jaunâtre et, très loin, un clocher en pointe. Le vent était tombé. L’air était plat. Et la mer se retirait, à peine ourlée, sombre et glauque. »…
… « Le fond de l’air était plus froid, mais il ne pleuvait pas trop souvent et on venait d’armer des chaloupes au hareng, qu’on pêchait à moins d’un mille des jetées. Cela crée toujours de l’animation, parce que quarante petits bateaux entrent et sortent à chaque marée. Pendant qu’ils pêchent, on les voit là-bas, côte à côte, avec leur voile brune, poussés par une brise, formant un îlot mouvant sur la mer. »
Simenon est un observateur méticuleux. De la fenêtre de sa chambre d’hôtel, face au pont tournant, il laisse glisser son stylo sur la page blanche, et peint, comme l’artiste avec son pinceau, les activités des hommes qui se pressent sous ses yeux.
Dans ce décor, la première place est pour les pêcheurs :
« C’était le mardi et les cinq ou six chalutiers qui pêchent toute la semaine sur la côte anglaise, étaient rentrés le matin. Comme d’habitude ils étaient amarrés dans l’avant-port, près du marché aux poissons, et maintenant seulement, à marée haute, on leur ouvrait le pont tournant. »…
…«On entendait le bruit d’un lourd crochet de fer, le crochet du pont qu’on commençait à manœuvrer. Un petit coup de sirène était parti du fond du bassin, comme un appel de bête dans la nuit. Une masse noire glissait dans le chenal avec un feu vert et un feu rouge qui semblaient frôler les maisons du quai. »…
…« En passant entre les deux murs de pierre le bateau s’était soulevé et maintenant il se soulevait davantage dans le bassin, fonçant dans le chenal où on ne voyait que deux lucioles. Le pont, sans bruit, revenait à sa place. »…
…« Un chalutier appelait du fond du port, afin qu’on lui ouvrît le pont. C’était la Vierge des Flots qui allait faire la coquille Saint Jacques du côté de Dieppe. »
…« Le calme régnait autour du bassin. Dans les chaloupes, des hommes réparaient les filets et d’autres, sur le quai,… mettaient les chaluts à sécher. »
L’écrivain sait aussi écouter et comprendre les problèmes de la pêche.
« Des malheurs !... tous ceux qui peuvent arriver à un bateau… le mois dernier, juste deux jours après qu’il avait laissé ses filets crochés au fond de la mer, il a voulu partir, un soir qu’il faisait plus noir que d’habitude… L’homme de barre, qui avait peut être un peu bu a cru que le pont était ouvert et est rentré dedans… Le mât a cassé et un homme a failli être écrasé… Voilà six mois un mousse avait eu la jambe arrachée par un filin d’acier au moment où on virait le chalut.»…
…« A l’entendre ceux qui ne gagnaient rien avec le chalut c’est qu’ils n’y connaissaient rien ou qu’ils étaient fainéants. »
Dans le décor se profile aussi la halle aux poissons : « L’air sentait le poisson, comme toujours à pareille heure (le matin). Il y avait des raies affalées sur le pavé, près de la fontaine, avec des plaies sanguinolentes et une peau blême de cadavre. Les camionnettes (des mareyeurs) étaient rangées les unes derrière les autres jusqu’au bout du quai ; les femmes en sabots portaient les paniers de marées. »
Pour donner vie aux personnages, il faut aussi entrer dans les maisons : « Une bûche achevait de brûler dans l’âtre, car il n’y avait jamais eu de poêle. Le grand lit des parents était dans le coin opposé à l’armoire. Sur la table, une lampe à pétrole éclairait des bouts de toile blanche. » Il faut avoir vu une femme « cuire les harengs sur un gril, accroupie devant la cheminée » et tirer « le cidre au tonneau dans la cour. » Il faut avoir entendu les Portais dire « simplement Port, à la façon des gens du pays. » et ignorer ceux qui viennent de l’arrière-pays : « On n’y prêta à peine attention car c’étaient des étrangers, des gens de la campagne. » Il faut aussi, enfin, s’attabler au Café du Grand Quai, appelé dans le roman, Café de la Marine : « On entendait les billes s’entrechoquer sur le billard du Café de la Marine et la lumière jaune du store donnait un avant goût de café arrosé au calvados. »…Des pêcheurs étaient là, trois tables de pêcheurs au moins, la plupart du temps à fumer leur pipe en discutant, et le père Viau était là aussi, pas loin du comptoir, toujours à la même place et toujours devant un café arrosé. »
Ainsi, imprégné de l’atmosphère particulière du petit port de pêche, Georges Simenon peut laisser libre cours à son imagination pour créer des personnages crédibles.
Vers 1958 : "Le St Tropez normand", Françoise Sagan (1935-2004)
Lassée de St Tropez "infréquentable l'été", Françoise Sagan se réfugie sur la côte normande où elle acquiert le domaine du Breuil à quelques kilomètres de Honfleur, son havre pour se ressourcer à sa manière : "Je m’apprêtais à passer le mois de juillet dans des bains de mer, quand je découvris deux états de fait concomitants : à savoir que la mer était toujours au diable, mais, en revanche, le Casino de Deauville toujours ouvert. Mes journées ensoleillées furent remplacées par des nuits blanches."
Au cours de ses virées automobiles, elle découvre Port-en-Bessin et est séduite par le calme de ce petit port qu'elle décrit comme "le St Tropez normand" .
2016 : « Les plus beaux pieds d’Hortense », François-Marie Pailler
2022 : « Honte à Langoz’vraz », François-Marie Pailler
En 2016 François-Marie Pailler publie, aux Éditions Baudelaire, un nouveau roman intitulé "Les plus beaux pieds d'Hortense" dont l'héroïne, Hortense, est originaire de Port-en-Bessin.
Interrogé sur ce choix, l'auteur, nord-finistérien d'origine, en explique ainsi les raisons :"Lors de nos déplacements touristiques en Normandie, Port-en-Bessin avait retenu toute mon attention et j'avais été très intéressé de voir fonctionner cette écluse qui permet aux marins de quitter le chenal où ils viennent se mettre à l'abri. Toujours est-il que Port-en-Bessin lorsque je l'ai découvert m'a rappelé La Chaume, port de pêche en face des Sables d'Olonne et que j'ai imaginé qu'Hortense pouvait en être originaire."
En 2022 François-Marie Pailler publie le second roman d’une saga qui se déroule à Langoz’vraz dont l’héroïne, Louise, en voyage de noces, entraîne François à la recherche de ses origines à Port en Bessin. Elle aime bien ce lieu où elle est venue deux ou trois fois, à l'invitation d'Hortense qu'elle a connue pendant ses études à Caen. Installés dans la crêperie sur le port, les deux jeunes mariés sont les témoins d'une sortie de bateau et du fonctionnement de l'écluse.
2022 : « La Vierge des Feux », Mariella Righini.
Mariella Righini est journaliste et écrivaine. Après un passage à L’Express, elle devient une des signatures du Nouvel Observateur dont elle sera la rédactrice en chef adjointe jusqu’au changement de nom du journal. Elle a aussi écrit une dizaine de romans. C’est une des figures littéraires de Port-en-Bessin où elle possède une maison depuis plusieurs années.
L’intrigue de son nouveau livre se déroule à Bonport. De la « route des Feux » aux cafés de Bonport, de la procession à la Vierge à la Fête de la coquille, du calva à la teurgoule, des expressions portaises à la débarque du poisson, de Signac à Carné, du trou numéro 6 du golf qui surplombe la mer au blockhaus en-dessous, nul ne peut ignorer, en lisant le livre, que Bonport n’est autre que Port-en-Bessin où l’on peut suivre sans se perdre les personnages du roman.
Gageons que cette histoire n’est pas terminée et que bien d’autres écrivains choisiront aussi pour cadre Port-en-Bessin.
Any Allard
Sources :
Olivier Got, La Normandie de Zola : réalité et mythologie par, in le paysage normand dans la littérature et dans l’art, colloque d’Évreux 1978.
Gérard Pouchain « Promenades en Normandie avec Émile Zola », Éditions Charles Corlet, 1994.
France-États-Unis : revue mensuelle du comité France-Amérique.
Any Allard, Port en Bessin Insolite, Éditions Charles Corlet.
[1] L’hôtel de l’Europe, endommagé au moment du débarquement de 1944 est devenu la Pizzeria des pêcheurs.
[2] Simenon situe l’action au Café du grand Quai qu’il rebaptise Café de la Marine.