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jeudi 4 septembre 2014

Les 20 ans de Jules.


Jules Allard. 1895-1966.

                                                                                          Il y a toujours une autre histoire,
                                Il y a plus que ce que l’œil peut saisir.
                                                       W.H. Auden

Le chien.
J‘ai toujours aimé les chiens. Les petits lapins aussi que l’on effraie sur le golf de la falaise quand on y va tôt le matin. Mais avec les chiens, c’est une autre histoire. Ils ne partent pas se cacher quand quelqu’un arrive. Ils restent pour se faire comprendre.
Il était là ce matin, couché à l’entrée de la ruelle en impasse qui mène aux jardins et aux cabanons, abandonné au sommeil. Apparence trompeuse. A peine avais-je fait un pas qu’il se mit à japper doucement, par petits appels brefs comme il l’avait fait, à la même place, la veille au soir lorsque nous étions arrivés.
Je l’avais aussitôt reconnu.
Il y a quelques semaines, alors que nous prenions un verre sur le port en compagnie du notaire qui s’était occupé de la succession de mon beau-père, il était venu se coucher à mes pieds. A mon grand étonnement et à mon grand plaisir. Mais pas question de le caresser. Dans la minute qui suivit, le garçon de café l’avait chassé. Qu’importe : stoïque, l’animal s’était assis un peu plus loin, sans nous perdre de vue, et nous avait suivi à distance lorsque nous avions rejoint la maison.
Le cafetier avait prévenu :
-          « C’était le compagnon fidèle de votre père. Animal sauvage, toujours dans la rue, mais toujours sur ses talons lorsque le vieux sortait, et toujours avec la balle rouge qu’il lui avait donnée. On ne l’a pas revu d’ailleurs cette balle. »

Ce matin, je n’avais pas fait de bruit en ouvrant la porte. Je l’avais légèrement soulevée pour éviter qu’elle ne grince. Ne réveiller personne. J’étais toujours trop matinale.
Il faisait froid. Le jour commençait tout juste à teinter de rose le haut de la falaise au-dessus de la maison. La lumière était douce comme tamisée par la brume qui montait du sol humide. Tant pis pour la promenade prévue sur la jetée au soleil levant. Je suivis le chien : juste quelques mètres, à deux pas de la maison, à la porte du jardin qui venait de nous échoir en héritage avec la bâtisse qui s’ouvrait sur la cour commune. Lorsque les granges et écuries qui dépendaient de la ferme des d’Argouges vendue comme bien national sous la Révolution, avaient été transformées en maison d’habitation, les terrains qui bordaient l’impasse avaient été lotis afin de servir de petit jardin, bien individualisé, pour chaque habitation donnant sur la cour commune.
Le nôtre était le premier sur la droite. La porte n’était pas fermée à clé. Les mauvaises herbes avaient envahi l’espace et seules quelques pieds de roses trémières, tenaces, émergeaient du capharnaüm, offrant leurs fleurs roses et jaunes au soleil levant.
Le chien s’était précipité dès le portail ouvert et, du nez, avait poussé la porte mal fermée du cabanon. Maintenant, bloqué par les râteaux et pioches entremêlés, il remuait la queue en me regardant d’un air de dire :
-           Qu’est-ce que tu attends pour dégager le passage ? 

Je pris sur moi pour ne pas faire demi-tour à la vue des toiles d’araignée qu’il me fallait affronter. J’étais curieuse aussi de voir où il voulait en venir, quoique j’en eus bien une petite idée.
-          Alors, le chien ? C’est ta baballe que tu cherches ?

Sa queue n’en remua que d’avantage. Mais en dégageant la dernière pelle, je me pris les pieds dans la couverture écossaise qui trainait par terre. Une boite métallique, tomba en s’ouvrant lorsque je me rattrapais à l’étagère pour éviter la chute.
Des dizaines de cartes postales s’étalèrent dans la poussière au moment où le chien retrouvait son trésor, sa balle rouge.
C’était de très vieilles cartes couvertes d’écritures fines à l’encre ou au crayon, toutes, pour ce que j’en vis au premier coup d’œil, adressées à Jules Allard, le grand père de mon mari.
Je ne pouvais rien faire de plus pour l’instant. Il me fallait de quoi nettoyer un peu  avant de ramasser tout cela.

Lettres et cartes postales.

Elles sont maintenant sur mon bureau ces précieuses archives, classées par ordre chronologique. Elles sont adressées à Jules Allard[1] entre 1914 et 1918 et permettent de reconstituer son itinéraire et celui de ses amis pendant cette période de guerre, de ressentir leurs souffrances et leurs espoirs et toute l’amitié aussi qui liait ces jeunes hommes entre eux. L’écriture était le seul lien possible et la lecture des lettres venant de la famille de Jules notamment laisse une profonde émotion face à tout l’amour qui s’en dégage.
Je n’ai pas connu ce grand père. Je l’ai vu jusqu’à présent par les yeux de son petit-fils : c’était un homme bon. Mais il ne parlait pas de la guerre. Pourtant chaque jour lorsqu’il mettait en place son pilon ou plus tard sa prothèse, lorsqu’il avait du mal à monter à bord des bateaux à cause de sa jambe de bois, il ne pouvait manquer de penser aux obus de Verdun ! Mais il y a des choses dont on ne parle pas à un enfant. Il y a des questions qu’un adolescent ne pense pas à poser à ses grands-parents. Et puis surtout, l’omni présence du souvenir de la seconde guerre mondiale dans cette région de Normandie qui fut le lieu du débarquement en juin 44 a sûrement longtemps occulté les marques de 14-18. Et ce jusqu’à aujourd’hui où l’on commémore le centenaire du premier conflit mondial.
Cette correspondance va aider à combler le vide.
J’ai lu les cartes et les lettres et je les ai recopiées. Si j’ai respecté toutes les tournures de phrases, j’ai corrigé quelques fautes d’orthographe, mais si peu ! C’est d’ailleurs extraordinaire à voir, si peu de fautes d’orthographe ! Il n’y a que la ponctuation que j’ai parfois remplacée  car tout est souvent écrit sans point ni virgule, comme une conversation à bâton rompu, une conversation que l’on reprend chaque jour par écrit car c’est le seul moyen de communication. Et vraiment, pour une période de guerre, il y a 100 ans, qu’est-ce que la poste fonctionnait bien !

1914 : Port en Bessin.

La correspondance est alors adressée rue Nationale, appelée aussi rue des écoles. Les Allard étaient locataires de cette maison que nous occupons aujourd’hui.

Eté 1914, Port en Bessin et Huppain vivent leurs derniers jours de paix dans le calme et la fête. Le 5 juillet la bénédiction de la mer par l’évêque Thomas Lemonnier est une réussite totale malgré la pluie. Les jours suivants, chacun vaque à ses occupations quotidiennes tout en se tenant au courant par les journaux des inquiétantes nouvelles d’Europe centrale : c’est loin l’Europe centrale et les états ne semblent pas prêts à se battre. Cependant, le 31 juillet, l’annonce d’une mobilisation partielle sur appel individuel, rend la possibilité d’un conflit envisageable. Les inscrits maritimes en congé de disponibilité sont les premiers appelés. Le lendemain, plus de doute possible, c’est la mobilisation générale : les hommes de 20 à 24 ans aptes au service militaire déjà sous les drapeaux sont rejoints par les hommes de la réserve (24 à 34 ans) et de l’armée territoriale (35 à 48 ans) qui reçoivent l’ordre d’aller garder les voies ferrées. Toutes les barques de pêche et les chaloupes sont consignées au port. Les chevaux sont réquisitionnés et emmenés à Bayeux d’où ils partent pour les zones de combat afin de servir au transport du matériel.
De toute façon, personne ne songe plus à travailler, tout le monde est dehors, dans les rues, sur les quais, commentant les nouvelles, pleurant le départ d’un conjoint ou d’un enfant. La déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne parvient à Port et à Huppain dans l’après-midi du mardi 4 août.
En conséquence l’état de siège est décrété. Il faut un sauf-conduit pour se déplacer sur les routes et la circulation automobile est interdite de 6 heures du soir à 5 heures du matin. Les entrées des deux communes sont surveillées par des volontaires armés. Ces barrages seront supprimés à la fin du mois d’août pour faire place à des rondes nocturnes de gardes civiles, elles-mêmes supprimées le 30 octobre, l’avance allemande étant considérée comme stoppée après la bataille de la Marne. Quant aux barques et aux chaloupes, elles ont alors de nouveau le droit de sortir en mer mais en arborant le drapeau français en haut du mât pour se faire reconnaître. Le risque est la rencontre avec les sous-marins allemands .
Dans la première quinzaine d’août, une centaine d’hommes partent de Port et de Huppain pour le dépôt de Cherbourg où ils reçoivent leur affectation, soit dans la marine pour assurer le transport des troupes ou donner la chasse aux bateaux allemands, soit pour rejoindre les lignes du front. Jules n’a alors que 19 ans et demi. C’est à 20 ans qu’un homme est mobilisable.

C’est justement de Cherbourg que Jules reçoit la première carte postale écrite le 14 octobre 1914.
Je suis en ce moment à Proteau[2] en bonne santé prêt à de nouveau sauter sur les Boches. Bon courage et bons baisers à tous. Albert.

Certains mobilisés portais se retrouvent casernés à Versailles en vue de défendre la capitale ou dans l’attente d’une affectation.
Camp de Satory, 24 octobre 1914
Cher copain,
J’espère que tu es toujours en bonne santé et bon pour le service. Moi ça va toujours très bien et je dois partir bientôt voir les Boches. Toute la section doit être versée dans l’infanterie prochainement. Alors mon BLEU dépêche-toi d’arriver pour venir me donner un coup de main. Ton copain qui te serre la cuillère et qui continue à pas se faire de bile. Armand Lambert.
Camp de Satory le 6 décembre 1914 :
J’ai reçu ta carte ce midi qui m’a fait bien plaisir… Je vois que tu es comme j’étais dans les derniers temps, tu as hâte d’être parti et de savoir de quel côté tu vas être dirigé. Mais tu as bien le temps et surtout profite encore de tes quelques jours de civil car tu sais qu’ici on est restreint un peu sur tout… Au camp on nous occupe à faire des tranchées et des corvées d’un coin à l’autre… Un conseil à te donner, quand tu partiras emporte un passe montagne et des gants car on nous en donne pas et pour faire tes classes, je t’assure que tu les supporteras bien. Bien le bonjour aux copains et à tes parents. Ton copain qui te serre la main. Lambert. 

D’autres Portais sont casernés à Ste Gemme où nous habitons aujourd’hui, pour la défense de la capitale et logent dans la grande ferme à l’entrée de la forêt. Peu occupés alors ils s’amusent à faire flotter des petits bateaux de leur confection sur la mare du village.
Mais la classe 15[3]est appelée pour partir. Jules Allard étant né en janvier est le plus « vieux » (ils ont tous à peine 20 ans !). Il est désigné par ses camarades pour faire un discours qui en dit long sur l’état d’esprit de ces jeunes hommes et sur l’enseignement qu’ils ont dû recevoir concernant la guerre contre la Prusse en 1870 !

« Monsieur le maire,
Ce matin mes camarades m’ont dit : mon vieux Julot tu es notre ancien tu feras ce soir un discours à Monsieur le Maire, c’est la tradition. Je n’avais pas à récriminer car avec ces amis-là, il faut toujours être prêt et la besogne me paraissait bien douce. Je savais que Mr le Maire n’attendait pas de moi un discours éloquent comme ceux de Gambetta. Puisque la circonstance veut que j’évoque ce nom immortel, Monsieur le Maire et chers amis, je vous demande de crier avec moi « Vive la France » en mémoire du grand patriote qui rêvait la Revanche.
« Vive la France, Vive Gambetta. »
Monsieur le Maire,
Croyez bien que nous sommes heureux que vous ayez bien voulu accepter notre invitation, vous êtes ici le président de notre modeste banquet, mais aussi notre père à tous, vous nous avez vu naître, vous nous voyez tous contents d’aller combattre l’ennemi, peut-être mourir pour la Patrie. Mourir nous n’y songeons pas et ce matin encore le toujours joyeux papa de l’un de nous nous disait : « Effacez-vous devant la balle de l’ennemi, car même après la victoire,  il faudra revenir au pays pour régénérer la France » ; nous avons eu le sourire, le sourire de l’espérance.
Comment ne pas espérer quand nous voyons en votre personne, Monsieur le Maire, l’image de la vaillance, vous portez sur votre poitrine la médaille des braves, la médaille des combattants de 1870-71, la médaille de l’année terrible.
Année terrible, Gambetta, l’Alsace Lorraine, la Revanche, que ces mots sont beaux et qu’ils nous sont chers, car hier encore sur les bancs de l’école ils retentissaient à nos oreilles. Eh bien Monsieur le Maire, cette médaille que vous portez fièrement, nous vous jurons que nous ferons tout notre devoir pour la mériter ; nous y penserons toujours, elle sera notre fanion dans les sentiers obscurs de la victoire. Demain nous partirons pour apprendre le métier des armes, après demain nous serons à la frontière près de nos ainés car ce matin on nous a remis un laisser-passer avec l’heureuse mention :
« Bon pour le service. »
Nos jeunes cœurs sont plein de vaillance et si la poudre de notre ennemi est sèche, nos baïonnettes sont faites pour lui crever les flancs et son sang impur arrosera de nouveau nos sillons.
Monsieur le Maire, si l’un de nous tombait au champ d’honneur vous diriez doucement à sa mère, qu’il est mort les muscles tendus visant l’ennemi pour défendre son drapeau, le souvenir du courage rendra la douleur moins amère.
Nous conservons toujours l’espoir que l’ennemi n’a pas fondu de balles pour nous et si nous revenons quelque peu troués, nous reviendrons avec le même laisser-passer toujours « Bon pour le service. » et le cœur rempli d’espérance nous pensons que peut-être un jour vous nous direz Monsieur le maire : « Je vous unis pour régénérer la France. »
Monsieur le Maire, les jeunes soldats de la classe 1915 saluent l’emblème de votre courage aux cris de  « Vive la France. »

Le départ est imminent comme en témoigne la carte suivante adressée à Célestine Delain, par son frère Ferdinand. Célestine, épouse de Jules Allard est la mère de Jules le jeune, dit Julot.

12 décembre 1914 
 Ma chère sœur,
Quand tu recevras ma carte j’espère que Julot sera parmi vous et que vous serez tous réunis, tant qu’à moi cela va bien mais tu sais quel temps aujourd’hui, il y a 20 cm de neige et maintenant voilà la pluie. Si j’avais su j’aurai emporté mes bottes mais elles sont trop lourdes. Je compte bien avoir les pieds gelés mais en attendant faudra qu’il fasse encore plus froid. J’espère que ma carte te trouvera en bonne santé ainsi que papa Jules, Juliette et Amand et petit Jean que tu embrasseras bien pour moi. Bonjour à Julot et fais lui penser à mon briquet on ne trouve pas d’allumettes ici. Ton frangin qui t’embrasse bien des fois. Delain.

Ferdinand.

Ci-dessous une photo datant de 1915 où l’on peut voir Célestine et Jules Allard, leur fille Juliette, sœur de Jules parti à la guerre et son fils Jean. Le mari de Juliette Amand Durand est aussi conscrit.
                                  

A la mi-décembre Jules a sa feuille de route pour Angers. Les cartes suivantes sont adressées à Jules Allard sapeur 3ème génie à Ponts de Cé, Maine et Loire. Il est déjà parti lorsqu’il reçoit une carte d’Auguste Benard, cultivateur près de Longueville en Seine Inférieure :
 
 Mon vieux Allard,
… je suis rentré depuis le 11 janvier réformé 3ème classe. Je pense que tu vas bientôt partir à ton tour et que tes amours vont bien…
Peut-être qu’Auguste veut parler d’une certaine Henriette Maillers qui a envoyé  trois cartes de suite en octobre à Jules avec son meilleur souvenir au « futur pioupiou ».

1915 : De Ponts de Cé, près d’Angers (Maine et Loire) aux tranchées de l’est, en Argonne.

La guerre s’enlise dans les combats de tranchées, dans le froid et l’humidité de l’hiver. Sur le front, les soldats côtoient la mort à chaque instant.
Jules Guesdon à Rouen et Armand Lambert toujours à Versailles continuent à échanger chaque semaine des cartes avec Jules et se plaignent de la nourriture et du manque d’activité. Un autre, Armand écrit de Bavière où il est prisonnier.
Le 28 février, Jules Guesdon annonce qu’il partira combattre au front mi-mars avec Lucien Delain, classe 15, comme lui. Mais en fait personne ne sait vraiment vers quelle destination les régiments sont appelés à partir car le 10 mars les projets ont changé :
  
 Cher Julot,
Je suis arrivé aux Andelys en bonne santé… et le bruit court qu’on doit aller du côté de Constantinople contre les Turcs. Je voudrais bien y aller, on verrait du pays…
Je te serre cordialement la main. Ton copain, Jules Guesdon.
Jules Guesdon n’ira pas en Turquie. Il reçoit une balle dans le cœur à l’automne.

Le 10 mars aussi, Jules écrit à ses parents :
  
 Chers parents,
J’ai reçu votre lettre ce soir et j’ai été très heureux d’apprendre qu’Amand[4] allait bientôt être des vôtres. Maintenant je ne peux plus demander de permission. C’est Dieu qui ne l’a pas voulu. C’est qu’il nous réserve autre chose pour plus tard. Alors vous n’aurez pas à vous déranger. Dans un sens j’aime mieux qu’Amand soit parmi vous, l’on ne peut tout avoir. J’espère que vous serez tous contents. Nous ne savons pas encore quand nous partons au juste, mais si vous êtes quelques temps sans nouvelles il ne faut pas vous effrayer car il paraît qu’on n’aura pas le droit d’écrire pendant un certain temps. J’ai reçu les deux paquets le saucisson était excellent, je n’ai pas mis la bande car je ne sens plus rien du tout de mon genou, je la garde en cas que ça recommencerait…J’ai écrit sur une carte car j’avais oublié d’emporter du papier à lettre Bien le bonjour à toute la famille. Embrassez bien Papa Dinand et maman Manda[5] pour moi, Juliette et Jean et sans oublier Amand. Votre fils qui vous aime et pense tous les jours à vous,  Jules Allard.

Ferdinand Delain et Amanda Colleville.
 Le lendemain René Lepleux lui écrit depuis Orléans : les invalides sont très fatalistes.  
 Cher copain,
Je suis après sept mois de captivité chez les Boches, pays où on crève la faim, rentré en France. Je n’ai pas besoin de te dire je suis heureux d’être débarrassé de ces animaux-là. Comme je pense que tu le sais je n’ai plus qu’un bras, enfin il faut se trouver heureux comme ça. Je n’ai pas encore été à Port je suis à Orléans en attendant ma pension et un appareil. Mes parents sont venus me voir hier et te souhaitent le bonjour ainsi que moi, ton copain, René Lepleux. 

Même à la guerre, pas question d’oublier les anniversaires. La situation exacerbe les sentiments.

Le 25 mars 1915 :
Cher père,
A l’occasion de ton anniversaire je t’envoie mes meilleurs baisers et mes meilleures amitiés et te souhaite surtout une bonne santé. J’espère que l’année prochaine l’on pourra le passer tous en famille et ce sera une grande joie pour moi. En attendant cet heureux jour où nous serons tous réunis reçois la meilleure pensée de ton fils qui t’aime et pense toujours à toi. J’espère que vous êtes toujours en bonne santé, tant qu’à moi je vais toujours très bien. A ce qu’il paraît il doit y avoir un fort détachement pour le 3 avril, l’on passerait la veillée de Pâques en chemin de fer. Je crois que je vous renverrais ma couverture car ils ne les remboursent plus, ils en donnent d’autres plus grandes. Ce n’est pas la peine de leur en faire cadeau. J’ai reçu les colis ils étaient excellents et je vous en remercie. Bien le bonjour à toute la famille, Maman, Juliette et Jean. Ton fils qui t’aime, Jules Allard. 

Le 18 avril 1915, la compagnie de Jules quitte enfin la région d’Angers. Mais le périple est bien compliqué pour rejoindre le front.

Lyon le 29 avril 1915 :
Chers parents,
Nous sommes embarqués à Angers hier à 9 heures ½. Nous sommes arrivés à Lyon. Nous avons 3 heures d’arrêt. Nous devons arrivés à Grenoble à 9 heures. Bien le bonjour à tous. Votre fils qui vous aime et pense toujours à vous. Jules Allard .

Port en Bessin le 1 mai 1915 :
 Mon cher Jules,
…J’ai attendu pour te donner des nouvelles d’Amand. Elles sont toujours les mêmes. Ils lui ont remis son bras dans l’état primitif, mais la suppuration continue et je me demande parfois si son 2ème séjour à l’hôpital ne sera pas aussi long que le premier. Alors tu vois comme c’est agréable si encore il eût pu penser que le mouvement reviendrait mais l’opération a été inutile je le prévoyais bien et cela m’a toujours inquiétée. Mais que veux-tu mon cher Jules on se soumet d’avance à la volonté de Dieu et je te dirai bon courage et bonne santé. Les parents se joignent à moi pour t’embrasser de tout cœur et t’envoyer nos plus tendres baisers.  Juliette Allard.

Les régiments mettent beaucoup de temps pour rejoindre leur destination : les communications, peu nombreuses sont fortement perturbées par les combats. Jules reçoit la lettre de sa sœur à Grenoble où il est resté en transit.

Grenoble le 2 mai 1915 :
Chers parents,
J’ai reçu votre lettre ce midi qui m’a fait bien plaisir. Je suis heureux de vous savoir toujours en bonne santé et j’espère qu’Amand va toujours de mieux en mieux. Tant qu’à moi je vis toujours bien. Nous devons partir demain midi ou mardi matin je ne sais pas au juste. Nous sommes très bien habillés, capote bleu ciel, culotte et veste en velours de même couleur. Bonjour à toute la famille. Embrasse bien Juliette et Jean ainsi qu’Amand. Je vous envoie mes meilleurs baisers. Votre fils qui vous aime, Jules Allard.  (Nous devons aller du côté de Craon.)
Jules veut parler de Craonne. Son régiment, un mois après le départ d’Angers, arrive en Argonne sur la ligne de front.

Argonne le 29 mai 1915 :
Chers parents
… ce n’est pas la peine d’envoyer deux colis par semaine, un seul suffit. Quand on descend au repos on trouve assez bien ce que l’on veut…Votre fils qui vous aime et pense toujours à vous, Jules Allard. 

Argonne le 27 juin 1915
Chers parents,
J’ai reçu le colis que vous m’avez envoyé hier. J’avais encore deux paires de chaussettes maintenant j’en aurai pour un moment. D’ici quelques jours quand vous m’en renverrez, vous mettrez un peu de chocolat et du beurre comme d’habitude. Je croyais avoir une lettre aujourd’hui mais il n’y en a pas. J’en aurai sûrement une demain en rentrant du travail… En attendant de vos nouvelles je vous embrasse de tout cœur ainsi que Juliette et le petit Jean. Votre fils qui vous aime et pense toujours à vous. Jules Allard.

Et ainsi les cartes continuent avec toujours le même souci de savoir si tout le monde va bien et les mêmes embrassades à la fin. Quelques détails à relever :

Argonne le 1 juillet 1915 :
Chers parents,
…En ce moment les Boches envoient quelques marmites sur nos 75[6]qui sont derrière nous dans les bois mais ils ne peuvent pas les trouver. 
Argonne 13 juillet 1915 :
 Je vous envoie cette carte où l’on passe chaque fois quand on va au travail. Nous sommes cantonnés à 100 mètres de cette maison direction de la flèche et entre la maison et nous c’est le cimetière où sont enterrés tous nos morts. Je n’ai rien entendu de nouveau au sujet de Lucien… 
En fait, Lucien Delain, appelé à un bel avenir après être sorti premier de L’Ecole Normale d’instituteurs de Caen, est mort avec toute sa section dans l’explosion d’une mine près de Péronne. Il avait tout juste 20 ans, comme Jules.

Argonne le 25 juillet 1915
 Mon cher Amand
Je profite que nous sommes au repos pour 3 jours pour t’envoyer de mes nouvelles qui sont toujours très bonnes malgré les attaques qui ont eu lieu ici depuis le 13 où les Boches ont réussi à avancer de 400 mètres sur un front de 1 km. C’est peu en raison des forces considérables qu’ils avaient contre nous et l’emploi de leurs gaz asphyxiants. Maintenant c’est un peu plus calme mais qu’est-ce qu’ils ont balancé comme marmites. Le matin ils nous prenaient au cantonnement jusqu’aux tranchées et le soir idem et les obus pleuvaient presque toute la journée. Il est arrivé beaucoup de renforts ici. J’espère que ton bras va se remettre vite maintenant pour que tu puisses rentrer à la maison et prendre quelques parties avec notre petit Jean qui est déjà grand. Tant qu’à moi je vais toujours très bien et ne me fais pas de bile. En attendant le plaisir de se trouver réunis je te serre affectueusement la main. Ton beau-frère, Jules Allard. 
Lundi 26 juillet 1915
 …Nous avons recommencé à faire de nouvelles mines….

Puis les cartes s’espacent. Il n’y en a pas de Jules, juste quelques-unes de ses camarades qui donnent de leurs nouvelles :

Carpentras le 15 septembre 1915 :
 …. Ma balle n’est pas encore extraite. J’attends patiemment…Moreau.
Bar le Duc 18 octobre 1915 :
… La fièvre commence un peu à baisser mais de la force je n’en ai pas beaucoup. On verra ça d’ici une vingtaine de jours… René Lefranc.
Mont-Dore 19 octobre
… Mes blessures ne me font pas trop souffrir. Mais tu sais c’est une chance… Georges.

Pendant ces heures sombres dont personne ne voit la fin, Port et Huppain tentent de trouver le moyen de
secourir les familles. Le 1er août le conseil municipal d’Huppain annule la distribution des prix « en raison des circonstances » et la somme de 35 francs ainsi économisée est allouée aux œuvres de l’Orphelinat des Armées et des Prisonniers de Guerre. La municipalité de Port fait de même et décide que le reste de la somme remise aux Orphelins de Guerre, soit 168 francs, servira à acheter de la laine pour faire des tricots pour les soldats. Ces tricots seront faits par les filles des écoles sous la surveillance de la directrice, Mme Lemoine. A la fin du mois d’août le conseil décide l’achat de 25 exemplaires du livre d’Armand Marie-Cardine, inspecteur primaire honoraire à Lisieux, né à Port et ancien instituteur dans la commune, auteur d’un livre sur les traits d’héroïsme à la guerre en 1914 et 1915. Le même jour, il accepte l’offre d’Eugène Carpentier domicilié à Paris mais possédant une maison sur les quais à Port : il fait don à la commune d’une œuvre de sa composition représentant les morts au champ d’honneur. 

La classe 16, quant à elle, a été appelée pour partir à l’instruction dès le dimanche de Pâques 194-15.

Parmi eux, Maurice Requier dont la carte datée du 8 novembre nous apprend que le « grand Ferdinand » a eu des nouvelles de Jules et qu’elles sont bonnes et les cartes continuent.

Versailles le 2O novembre 1915 :
Cher ami,
… Je vais mieux. Voilà deux mois que je suis à l’hosto pour des rhumatismes au cœur. J’espère que tu es toujours en bonne santé, je le désire…. J’ai appris que tu étais cité à l’ordre du jour et décoré. Je ne peux que te féliciter et te souhaiter bon courage en attendant que je puisse aller faire connaissance avec les marmites. Avant ça j’ai un mois de convalescence à passer chez nous et je verrai tes parents et je leur dirai que j’ai reçu de tes nouvelles. Je te serre affectueusement la main. Ton ami sincère, Maurice Vallée. 
Il faut dire qu’en Août, Jules, sapeur mineur au 4ème génie, avait sauvé, dans des conditions périlleuses, ses camarades ensevelis dans l’explosion d’une mine et en avait donc été récompensé.

1916 : Argonne.
La lassitude, la tristesse, la révolte, et la lassitude encore. Rien de nouveau. Toujours les mêmes bruits de canonnade d’une tranchée à l’autre. Afin de ne pas démoraliser l’arrière, l’état met en place la censure à partir du printemps. Il n’est pas question de raconter l’horreur des tranchées. Il faut que les civils tiennent.
Jules est toujours sapeur dans le secteur 9, en Argonne.

Passavant en Argonne, vendredi 4 février 1916 :
 Chers parents,
Deux mots pour vous donner de mes nouvelles qui sont toujours bonnes. Nous sommes partis de Passavant et arrivés au Neufour [7] d’hier. Et très probablement nous allons reprendre notre ancien secteur. Nous ne devions pas y revenir mais ? (sic) J’ai reçu la lettre de Juliette m’apprenant la mort officielle de Maurice (Tourquetil)[8] c’est bien malheureux et ils n’ont vraiment pas de chance. Je prends part à leur douleur car c’était un bon camarade que j’estimais. Quand donc finira cette guerre. Embrassez bien Amand, Juliette et le petit Jean ainsi que papa Dinand et maman Manda. Bonjour aux amis. Votre fils qui vous aime et vous embrasse de tout cœur Jules Allard
Il est deux heures du matin je me suis réveillé et ne pouvant me rendormir je vous envoie cette carte maintenant. Je vais essayer de roupiller un peu. Meilleurs baisers.

En fait, ce que ne sait pas le gros des troupes et donc, Jules, c’est que l’attaque massive est prévue dans le secteur de Verdun et que l’état-major est en train de positionner les bataillons.
En ce mois de février, Jules est décoré de la croix de guerre et devient maître ouvrier au 4ème génie. Le mois suivant, il est promu caporal.

Carte de Georges Fleury Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand, le 27 mars 1916 :
Mon cher ami,
J’ai reçu ta carte qui m’a fait bien plaisir de te savoir en bonne santé ainsi que les copains. Pour moi je pense que je vais finir la guerre à l’hôpital car…en passant devant la commission ils n’ont pas voulu que je parte car je n’étais pas assez guéri. Ils m’ont envoyé à l’Hôtel Dieu et là j’ai attrapé une angine et des rhumatismes. J’en souffre bien. …..

Les cartes se succèdent sans beaucoup de nouveautés, tant elles sont censurées, cartes de Robert de Digoin, de René de Grenoble, de Claude Bernachot de Tournus, de Georges le 26 juin 1916  depuis Grenoble aussi :
 Cher copain,
….en attendant la décision du conseil de réforme, je fais le cordonnier à la compagnie. Et toi mon pauvre ami que deviens-tu, le temps doit te sembler bien long. Je vois que tu es caporal. Je le savais on m’avait même dit que tu faisais les fonctions de sergent…. Je te serre cordialement la main.

Lundi 11 septembre 1916, lettre du frère de Célestine, oncle de Jules, Ferdinand Delain :
 Mon vieux Julot,
Je vois que tu vas monter en grade et j’en suis content…. Nous sommes remontés en ligne de hier la nuit après 8 jours de repos, je pourrais plutôt te dire de noce, que veux-tu autant de tiré par ce temps de misère qui espérons le finira bientôt…. Ton oncle qui t’embrasse bien des fois. Delain.

Le 1er décembre  Jules est toujours en bonne santé quand il écrit à ses parents :
Chers parents,
Deux mots pour vous donner de mes nouvelles qui sont toujours excellentes Nous sommes arrivés à Champlan à 11 kms de Paris pour faire un cours d’instruction sur de nouvelles torpilles dites d’assaut. C’est très intéressant, nous avons du beau temps pour faire les expériences ce qui vaut mieux… En attendant de vous voir, je vous embrasse de tout cœur ainsi qu’Amand, Juliette et Jean. Votre fils qui vous aime. J. Allard. 

Un grand vide s’installe alors dans la correspondance. Pas de cartes d’amis, pas de cartes aux parents, Jules a été blessé en mars ou en avril, il n’y a pas de dates précises. On sait simplement qu’il a été blessé en traversant avec sa section un village violemment bombardé. Blessé grièvement à la jambe, il est évacué à l’Hôpital auxiliaire St Stanislas de Nantes où il est amputé de la jambe droite.

1917 : de l’hôpital de Nantes à la Délivrande, près de Caen.

Dimanche 29 avril 1917 :
 Chers parents,
Deux mots pour vous donner de mes nouvelles qui sont assez bonnes pour la situation, ça va tout doucement. Ça ne peut aller bien vite non plus enfin il faut prendre patience. Depuis que ma jambe est coupée je souffre moins qu’avant. Il fait un temps superbe par ici et vous que devenez-vous ? Juliette est-elle complétement rétablie ? La petite Aline s’en vient-elle toujours très bien et mon gros Jean quand il verra son oncle Jules c’est là qu’il va encore en tuer des sales boches ! Et vous chers parents j’espère que vous êtes toujours en bonne santé et surtout que papa Jules ne se fasse pas trop de bile et qu’il ne s’esquinte pas, il peut bien se reposer un peu. Bien le bonjour à toute la famille. Votre fils qui vous aime. J. Allard
Le 7 mai 1917 :
Mon pauvre Julot,
J’ai eu bien du chagrin en apprenant ton accident mais vois-tu mon vieux vaut mieux encore cela que la mort. Prends en ton parti tu n’es pas le seul malheureusement. Pour moi cela va à peu près. Nous sommes arrivés hier du côté d’Epinal, je ne sais si c’est pour longtemps. Bonjour à Papa Jules et à ta mère s’ils sont encore avec toi. Ton oncle qui t’embrasse bien des fois et voudrait te revoir vite. Delain.

Nantes le 5 juin 1917 :
Ma chère Juliette,
Je t’envoie ces quelques mots pout t’annoncer une bonne nouvelle. Je vais aller conduire Amand à la gare mais pas en béquille. Mme Bruzon ne veut pas mais un copain vient me conduire avec une petite voiture et nous avons une  perm jusqu’à 4 heures ½ alors juge si je suis content. Ça va toujours de mieux en mieux. Ce matin je me suis levé à 5 heures ¼ car je m’ennuyais dans mon lit et j’ai fait un tour dans le couloir…….

Mais on a beau être soldat en guerre, on n’en reste pas moins homme. Le manque de femmes se fait cruellement sentir.

Betz, dans l’Oise le 14 juin 1917 :
Mon vieux Julot,
… J’espère que tu pourras bientôt prendre les béquilles et faire comme tant d’autres, aller à la recherche d’une midinette ! Ton copain, René Lefranc.
Et du même 15 jours plus tard :
… comme consigne je te charge de consoler les nombreuses petites veuves qui ont besoin de condoléances…
Et le 26 juin 1917, un autre ami, Maurice Vallée, envoie à Jules une carte présentant une jeune femme très légèrement vêtue, avec la mention :
Je te souhaite une garde malade comme celle-là!

Cependant les infirmières de l’hôpital ne devaient être toutes très agréables si on en croit la carte d’A. Michaud :
 Mon cher Allard,
… Je crois que vous aurez la tranquillité si la vieille Thibaut s’en va, vous ne la regretterez sûrement pas. Tu me dis que le docteur a parlé de t’envoyer ici, ce sera peut-être pour la semaine prochaine. (Il s’agit du centre de repos de Préfailles au bord de la mer) Ici c’est la bonne vie, le matin bain de mer et l’après-midi bain de soleil… Il y a du bon vin blanc et en ce moment qu’il fait chaud on va souvent voir le bistrot…

Mais Jules ne semble pas encore tout à fait guéri si l’on en croit ce que dit son oncle Ferdinand Delain le 19 juillet 1917 :
… Louise[9]m’a dit qu’il y avait encore un os à sortir de ta jambe, j’espère que cela s’effectuera sans trop de mal. Après 31 jours de tranchées, les ¾ de pertes, nous sommes descendus au Puiseux 4 jours….on en a marre je t’assure. Tu sais peut-être qu’Adrien se marie après-demain. Quel con, crois-tu qu’il avait bien le temps. Bonne santé et remets toi vite. Ton oncle qui t’embrasse. 
Et le 6 août :
 Louise m’apprend qu’on a été obligé de t’opérer encore une fois. C’est encore des souffrances pour toi mais j’espère que ma carte te trouvera en meilleur état c’est assez du scalpel pour toi…. Je suis passé aux muletiers à la Compagnie… si j’ai la chance d’y rester je serai toujours moins en danger qu’en ligne…Ton oncle qui t’embrasse bien des fois. Delain., lequel Ferdinand se réjouit, au mois d’octobre d’être nommé matelot électricien à Cherbourg, loin des lignes de combat.

Suivent quelques cartes envoyées par les infirmières, et de nouveau par Henriette. Jules est toujours à l’hôpital dans la chambre n° 6 :
 Le meilleur souvenir de votre infirmière qui pense bien à vous tous. Mlle Descure.

 Mon brave Allard,
Vous avez dû me trouver bien longue à répondre à votre aimable carte. Je ne vous oubliais pas cependant mais tous ces derniers temps j’ai été fort occupée. J’ai laissé mon service à l’hôpital vous l’avais-je dit. Mes parents me trouvant fatiguée ont désiré que je cesse…. Mon meilleur souvenir. Marie Pierre. 
 Votre jambe est-elle enfin guérie cher Allard ? Votre plaie est-elle refermée ? Cette chaleur ne vous fatigue-t-elle pas ?... (Signature illisible)
Bonnes amitiés. Bons baisers. Ton amie, Henriette.

Enfin début octobre, Jules peut aller en permission voir ses parents pour quelques jours. Il est de retour à l’hôpital de Nantes le 9 octobre 1917.
Les lettres qu’il reçoit ensuite de sa mère, Célestine et de sa sœur, Juliette, sont une source inépuisable pour mieux connaître la vie à Port, il y a un siècle.

Port en Bessin le 11 octobre 1917.
 Mon Cher Jules
C’est avec plaisir que nous avons reçu ta carte nous annonçant ton arrivée en bonne santé (à Nantes). Ton père demandait déjà ce matin si l’on allait avoir quelque chose il se demande déjà si demain il aura une autre lettre pour savoir si les dames t’ont dit quelque chose. Enfin il ne faut pas lui en vouloir : c’est un malheureux caractère qui s’en fait tout le temps. Quand il n’a rien pour s’en faire, il en cherche pour achever Juliette… enfin aujourd’hui il est moins terrible parce que je suis allée voir le père Abel et il lui a promis de venir lundi, il sera bien content et moi aussi car avec autant d’ouvrage ce n’est pas gai d’être aussi peu d’ouvriers. Son œil lui fait bien mal je crois bien que c’est la fatigue. Enfin mon cher Jules nous sommes tous bien content que tu aies fait un bon voyage. Nous espérons que ma lettre de trouvera de mieux en mieux et que le mauvais temps va être passé. Aujourd’hui il a fait une belle journée il vente de vent d’amont savoir si ce temps-là va durer longtemps Ils ont commencé à boucher le pont avant que de démolir de l’autre côté. Liline a profité pour se promener aujourd’hui nous sommes allés au clos pour cueillir les pommes sures pour en cuire quelques-unes. Juliette vient de la coucher mais je crois que le somme de cet après-midi ne va pas durer longtemps car elle rouspète déjà. Le bon Jean est parti au charbon avec Mr Delain car il est toujours en route. Il n’y a pas d’école aujourd’hui jeudi alors il en profite. Si vous avez le même temps que nous alors vous avez une petite promenade aujourd’hui. Enfin mon cher Jules je te quitte, ton père, ta sœur, ton beau-frère, ton Jeannot, ta Liline tous se joignent à moi pour t’envoyer nos bonnes amitiés et nos plus tendres baisers. Ta mère qui t’aime et ne cesse de penser à toi et t’embrasse de tout cœur. Célestine Allard.



Port en Bessin 12 octobre 1917
Mon cher Jules,
Nous avons reçu ce midi avec un grand plaisir ta lettre du 10 et nous sommes heureux d’apprendre que tu as fait un bon voyage, mais je constate que tu n’as pas eu très beau temps enfin du moment où tu es arrivé à bon port c’est l’essentiel. Je vois aussi que comme tu l’avais prévu tu es installé à la salle 1, et j’espère que tu y seras aussi bien ; Par ici il fait un temps affreux, de la pluie à verse depuis hier soir et figure toi que maman a passé papa à la semaine avec raison ( ?) car il est sous la pluie depuis ce matin pour faire un pic à un campais[10] pour lequel il ne travaille pas, parce que Douard[11] n’était pas là. Crois-tu qu’il en a des idées pendant que l’autre se pavane à la chasse s’esquinter pour lui maintenir son travail, c’est vraiment trop fort ; et comme s’il n’avait pas assez d’ouvrage à faire que le sien et dire que vraiment il ne changera pas avec un œil déjà malade faudrait-il longtemps. Il devait voir le docteur aujourd’hui mais ce matin il a trouvé que cela faisait un peu mieux et n’a pas voulu y aller ; vraiment ce n’est guère un temps pour travailler, hier ils avaient commencé à poser le pont mais le temps n’est pas pour ces sortes de travaux. Amand t’avait peut-être raconté que Bouset avait posé des conditions aux Villey pour leur bateau et qu’il voulait une réponse nette pour samedi : ce midi elle a fait monter Amand et cette fois elle s’accorde à 32 000, tu vois comme ils sont conciliants en affaire. Par ici rien de neuf toujours la vie calme du pays, en ce moment Jean et Aline s’amusent mais Jean n’a pas beaucoup de patience lorsque sa sœur est assise  et les affaires ne vont pas toujours très bien. Mes parents et Amand se joignent à moi pour t’embrasser de tout cœur et t’envoyer nos plus tendres baisers. Jean et Aline t’envoient de gros baisers et les amis te souhaitent le bonjour et moi mon cher Jules je te quitte en t’embrassant de tout mon cœur et bien fort. Ta sœur qui t’aime et ne cesse de penser à toi. Juliette Durand.

Juliette.


Port en Bessin le 13 octobre 1917
Mon cher Jules,
Nous n’avons pas reçu de lettre aujourd’hui mais néanmoins j’espère que tu es toujours en bonne santé et que la plaie se cicatrise de mieux en mieux. Heureusement que ce n’est pas la lettre d’hier qui avait du retard car sans cela papa Jules aurait sans doute trouvé que le voyage t’avait fatigué mais nous en aurons sans doute deux demain…. Si vous avez le même temps que nous, vous l’avez bien mauvais car hier et aujourd’hui la pluie n’a pas cessé de tomber… Ton Jeannot est parti à l’école tout joyeux en pensant que l’on donne les croix cet après-midi c’est un bon écolier car il demande toujours à partir à l’école. Mlle Poliot me disait hier qu’il était très obéissant que certainement il n’était pas toujours tranquille mais qu’elle n’avait qu’à lui faire de gros yeux et qu’il obéissait bien. Il ferait bien d’en faire autant chez nous enfin cela viendra avec le temps. La Liline est de mauvaise humeur de ce temps-là elle voudrait bien se promener et ce n’est pas bien facile car le temps est trop mauvais… La famille et les amis….. Ta mère qui t’embrasse de tout cœur. Célestine Allard. 

Port en Bessin le 16 octobre 1917
Mon cher Jules,
Nous avons reçu ce midi avec un grand plaisir ta lettre du 14 et nous sommes heureux de voir que tu vas toujours très bien et j’espère que cela va continuer et que bientôt tu seras sur le départ. Pour la jambe maman a oublié de t’en parler hier mais elle voulait te dire que si la maison Clark te paraissait meilleure il ne fallait pas regarder à 100 francs, du reste tu jugeras toi-même et tu feras à ton goût. Papa arrive en ce moment et il nous dit que ma tante Marie[12] vient de recevoir une lettre de Lisons lui apprenant qu’Aimé[13] est blessé à la cuisse et au bras sans autre détail, car ce n’est pas lui qui a écrit c’est un camarade. Il est blessé depuis le 4 et n’a encore donné aucune nouvelle lui-même. Papa et ma tante supposent que cela ne va pas mais je disais que si la lettre avait renfermé autre chose Albert qui est en permission serait venu le dire à ma tante Marie. Enfin c’est toujours de l’inquiétude en attendant, et sitôt que nous aurons des nouvelles nous te tiendrons au courant ; mais lui qui n’était déjà guère solide, enfin la maudite guerre quand sera-t-elle terminée ?... Ici nous allons tous bien mais avec un temps pas trop agréable car il tombe de l’eau depuis ce matin. Il est venu une petite éclaircie ce midi mais cela n’a pas duré longtemps. Jean est toujours heureux d’aller à l’école et en bon écolier il reste même à l’étude. Aline elle vient toujours très bien et elle appelle papa à tout instant, elle le répète à tout moment voulant elle aussi devenir bavarde ; ah ! La petite coquine, elle sait nous faire passer le temps. Mes parents et Amand se joignent à moi et t’envoient nos plus tendres baisers, Jean et Aline t’envoient de gros baisers, la famille et les amis te souhaitent le bonjour et moi, mon cher Jules, je te quitte en t’embrassant de tout mon cœur et bien fort. Ta sœur qui t’aime et ne cesse de penser à toi. Juliette Durand

Port en Bessin le 19 octobre 1917
 Mon cher Jules,
C’est avec un grand plaisir que nous avons reçu ta lettre du 17 qui nous apporte de bonnes nouvelles car ton père est bien content bien qu’il soit bien maussade de ce temps-là car ici nous avons de l’eau tous les jours et puis l’inquiétude de ce pauvre Aimé qui n’a pas encore donné de ses nouvelles depuis le 5 si vraiment il est encore en vie  il doit être bien mal. Enfin il faut attendre et espérer. J’espère que ma lettre te trouvera toujours de mieux en mieux au sujet de ta jambe. Comme tu nous le dit tout ira pour le mieux une fois ton pilon, ils te réformeraient et te verseraient une somme alors tu serais quitte plus vite comme cela et ensuite tu verrais celle qui te plairait. Madame Robineau à qui Juliette a envoyé une de tes photos a écrit ce matin. Cela lui a fait bien plaisir et elle nous disait que si tu allais à Paris de lui faire bonjour. Mais tu n’iras peut-être pas à Paris…. Je ne sais si Juliette t’a dit que Grosse tête a laissé le Vautier, il est en train d’armer le Phebert [14] tant cela fait du changement et aurait voulu la Germaine. Le sursis de Casimir est arrivé pour jusqu’au 20 mars enfin ce sera tout l’hiver de passé et cela avec le père Abel, il faut espérer qu’ils en viendront à bout. …ta mère qui t’aime et ne cesse de penser à toi et t’embrasse de tout cœur. C. Allard

 
Port en Bessin le 20 octobre 1917
 Mon cher Jules,
…Comme nouvelles au pays, il s’en déniche cette semaine. Voilà les filles de Port qui se placent ; d’abord ton copain Jules Langlois est avant son départ fiancé à Marguerite Gibert ; Madeleine Tourquetil est fiancée au cuisinier de l’aviation[15] et Antoinette Cavey à un jeune homme du Railleur c’est un Barfleurais. Il n’y a vraiment que nos voisines qui ne profitent pas de l’embusquage. Mes parents se joignent à moi… Jean et Liline… les amis….Juliette Durand.

Port en Bessin le 29 octobre 1917
 Mon cher Jules,
Le courrier nous joue des tours car nous n’avons pas encore reçu de lettres aujourd’hui mains néanmoins nous espérons que tu es toujours en bonne santé et que comme il était convenu tu es parti aujourd’hui pour le centre de réforme. Je récris en même temps à M. le Baron[16] pour le remercier. L’on est toujours sans nouvelles de ce pauvre Aimé. Quoi penser ? Son père en est tout changé. Aimé que j’ai bercé jusqu’à 3 ans et que voilà 8 ans on a arraché à la mort pendant 9 mois et voir peut-être cette terrible chose car vraiment chez nous nous n’osons plus espérer. Combien sommes-nous heureux mon cher Jules que le bon Dieu t’ait conservé à nous et que de joie nous aurons dans notre maison qui n’eut jamais existé sans toi. Ce pauvre enfant il nous écrivait voilà un mois si je pouvais être comme Jules combien je serais heureux d’être tiré. Le bon Dieu nous fera-t-il encore cette grâce ? Il faut encore attendre pour savoir le sort qui lui a été réservé. Jeannot est à l’école et en bon écolier il va toujours à l’étude et ne demande jamais qu’à partir pour être le premier. Il devient plus raisonnable. Liline aime toujours la promenade mais le temps se rafraichit aujourd’hui il ne fait pas beau ce matin, de l’eau et cet après-midi un ris de vent de nord-ouest et les bateaux sont rentrés au bassin et Liline s’est promené quand même car elle n’a pas grand sommeil. Le pont va être fini de boucher tout à fait aujourd’hui, s’il pouvait faire beau pour le calfat enfin il faut espérer. Je te quitte mon cher Jules…..de tout cœur. Célestine Allard

Port en Bessin le 30 octobre 1917
 Mon cher Jules,
…..Figure toi qu’hier soir avant souper nous étions à la maison, un atelier d’étoupe. Papa, maman, Amand tout le monde au travail et Jean qui aurait bien tiré dessus comme tu le penses. Il parait que tous les jours nous aurons du travail, vivement ton retour pour que tu nous aide à l’atelier du soir. De ce pauvre Aimé toujours rien du tout pour moi c’est inquiétant et je crains bien que le malheur soit irréparable car cela va faire 1 mois. C’est vraiment bien malheureux et quand donc verrons-nous la fin de cette horrible guerre qui fait tant de victimes. Ici nous allons tous bien et Jean va toujours à l’école heureux d’emporter la collation car c’est bien le plus joli ; Notre Aline, elle, est toujours bien sage y compris qu’on s’occupe d’elle mais elle en dit des papa et sa maman c’est pour quand elle pleure, mais elle fait des parties avec papa Jules qui se laisserait grimer ou arracher les cheveux pour lui faire plaisir. Tu vois toujours le même pour les enfants. Mes parents, Amand se joignent à moi…Ta sœur qui t’aime et ne cesse de penser à toi. Juliette Allard.
 
Célestine, Liline et Jean.

La Délivrande le 10 novembre 1917
 Chers parents,
… pour moi ça va très bien mais nous avons un sale temps de l’eau tous les jours. Hier soir nous sommes allés au cinéma qui a lieu tous les vendredis, c’est épatant. Aujourd’hui massage et boulot. J’ai trouvé le copain de Dieppe qui était à Nantes, il rentrait de permission. Dès que j’aurai mon pilon j’en demanderai une car ils ne donnent pas de convalo. Vivement. Ferdinand est-il parti à ? Je suis capable de ne pas le voir avant. Je vous quitte en vous embrassant de tout cœur….. toujours à vous. Jules Allard.

Quelques jours plus tard, Jules peut venir en permission mais son genou pose toujours problème.
Caen le 5 décembre 1917
 Chers parents,
… Je suis venu à Caen pour passer à la radio Je repars ce soir. Le docteur veut avoir des photos vu que le genou est toujours pareil Autrement tout va bien…. Jules Allard.

Suit une carte de novembre 1917, à retenir, car elle est de Maurice Requier, qui va trouver la mort au front quelques mois plus tard, tué dans une explosion de mines dans le bois du Trochet à Trassy en Champagne.
Le 10 décembre 1917
 Mon vieux Jules,
… Pour le moment nous sommes toujours à la même place… Vivement 4 mois qu’on aille faire un billard. Je te quitte en te serrant la main cordialement. Ton copain. Maurice Requier.

La correspondance ensuite se fait rare, pas seulement au fond de la boîte de Jules mais d’une manière générale. La lassitude et la censure ont raison de l’écriture. Les dernières cartes sentent bon la fin des douleurs et des deuils.

Lorraine le 22 novembre 1918
 Mon cher Jules,
… Nous voici depuis le 17 dans Metz reconquise étant les premières troupes françaises entrées dans cette ville nous y avons eu un accueil admirable. Fallait ça. Il y a bien longtemps que nous n’avions pas été à pareille fête. La signature de l’armistice surtout et notre entrée ici furent deux beaux jours pour nous. Maintenant vivement la Classe. Avec de la patience elle viendra également…. Reçois mon cher Jules ma plus franche poignée de main. Maurier.

Enfin la dernière carte depuis Eupen en Belgique qui en dit long sur les sentiments des vainqueurs :
Mon vieux Julot,
Depuis hier nous jouissons de la gueule des Fritz ! Ils sont plats et minces comme des galettes. Ils filochent comme des zèbres et nous laissent le trottoir. Ils sont polis plus que de raison et je crois qu’il faudra encore leur flanquer une bonne volée pour leur donner le sens de la dignité ! Ah ! Les chameaux ! Bons baisers à tous. Signature illisible.

2014, Port en Bessin.

Toutes les cartes, toutes les lettres, je les ai remises dans la boîte. Aux signatures j’ai associé les visages découverts dans les archives de photos. Aux adresses indiquées dans la correspondance j’ai associé les maisons qui existent encore aujourd’hui. Je n’ai pas plongé dans un monde inconnu. Au contraire j’ai reconnu à travers ces deux Jules, le père et le fils, certains traits de caractère de ces hommes qui me sont si proches et qui sont leurs descendants, Jean-Jacques, Sébastien et Benoist, sans oublier André qui avait aussi une forte ressemblance physique avec son grand-père Jules Pierre, mari de Célestine.

Je n’ai pas remis la boîte dans la cabane. Je la laisse dans la maison, bien rangée avec les autres archives. Quand l’encre aura passé, quand le crayon se sera effacé, il restera cette transcription pour ne pas oublier comment de jeunes hommes ont sacrifié leurs 20 ans pour leur pays.

Si j’ai dit regretter de n’avoir pas connu Jules et sa famille, j’ai un regret plus fort encore : celui des mots tendres qu’on ne sait plus s’écrire, tout simplement.

                                               Port en Bessin, août 2014.

                                                           Any Allard.


[1] Je comprendrai vite qu’il y a deux Jules Allard, le père, Jules Pierre, et le fils, dit Julot.
[2] . Caserne de Cherbourg.
[3]  Ceux qui sont nés en 1895.
[4] Dès 1914, Amand a été blessé au bras par une balle allemande en posant des fils de fer barbelés pour défendre les tranchées, dans la région d’Arras.
[5] Ferdinand Delain et Amanda Colleville sont les parents de Célestine et de Ferdinand et donc les grands-parents maternels de Julot.
[6]  Il s’agit de canons de 75.
[7] Village en limite de la forêt d’Argonne, à 24 kms de Verdun.
[8]  Maurice Tourquetil est mort à l’automne 1915.
[9]  Il s’agit de la femme de Ferdinand, Louise Cavey.
[10] Le pic soutient la grande voile en haut, la bôme en bas. Les Campais sont les surnoms donnés par les Portais aux marins de Grandcamp.
[11] Il s’agit d’Alexandre Douard, le patron de l’entreprise de construction navale.
[12] Marie Allard, sœur de Jules et tante de Julot et Juliette qui seront ses héritiers car elle meurt sans descendance. La maison rue de Bayeux lui appartenait.
[13] Il s’agit d’Aimé Blaie tué lors des combats sous Verdun en 1916.
[14] Noms de barques ou de chalutiers.
[15] Une base d’hydravions a été installée place Gaudin au début de l’été pour faire la chasse aux sous-marins allemands.
[16] Le Baron Gérard, député et bienfaiteur de Port.

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